Extrait du livre "Nais-Sens de la Vie"
Cette nuit d'octobre restera gravée dans ma mémoire et dans mes cellules.
Je revenais à pied d'une soirée chez des amis, il était aux alentours de 3 heures du matin... la fraicheur d'une nuit sans vent figeait l'atmosphère comme si le temps lui-même s'était arrêté. Une légère brume floutait les bâtiments au loin mais c'est dans mes yeux qu'elle était la plus dense tellement la fatigue me gagnait.
Je traversais le pont des Catalans, l'un des ponts de la Garonne où Toulouse revêt une âme particulière. Je l'avais emprunté tellement de fois déjà que j'avançais sans vraiment faire attention à ce qui m'entourait, les yeux rivés au sol dans une marche robotisée. Mon lit était mon objectif principal et j'avais encore trois quart d'heure de marche pour arriver jusqu'à mon appartement sur les hauts de Jolimont.
J'étais arrivé à la moitié du pont environ lorsque j'entendis une voix qui m'était apparemment destinée... apparemment puisqu'il n'y avait personne d'autre en vue. J'étais même surpris de rencontrer une personne à cet endroit... et encore plus lorsque mon cerveau assimila les mots que cette personne me disait « N'avancez plus ou je saute ! ».
Je m'arrêtais net tellement la voix était catégorique et là je pris quelques secondes pour analyser mon environnement, des secondes qui semblaient être des heures, les yeux fixés dans ceux de cette jeune femme d'une vingtaine d'années. Brune aux cheveux longs, elle était vêtue d'un jean délavé et d'un pull noir dans lequel elle semblait flotter tellement il était ample. Son visage était très harmonieux, je pouvais facilement imaginer la beauté de cette femme derrière ses lignes de mascara qui lui coulaient sur les joues. Elle avait déjà entrepris d'escalader la rambarde, les pieds nus, ses chaussures jetées au loin, se trouvant prête à sauter du haut du pont. Une chute de vingt mètres dans une eau aussi froide lui aurait été fatale sans aucun doute.
Comment réagir ? J'ai toujours eu tendance à envisager de multiples possibilités mais là, à ce moment précis, je ne savais absolument pas comment réagir, quelle était la meilleure solution ? Quelles possibilités avais-je ?
Je lui répondis simplement :
- Si vous aviez l'intention de sauter, en quoi cela vous dérange-t-il que je passe à côté de vous ? Si j'avance vous sautez, si je n'avance pas vous sauterez quand même, que me conseillez-vous de faire ?
- Faites ce que vous voulez mais n'avancez pas !
« Dialogue de sourd » m'entendis-je penser, mais je compris aussi qu'elle avait peur que je l'empêche de sauter. J'ose croire qu'on aurait tous réagi de manière différente, sans vraiment trop comprendre pourquoi... pour ma part, tout en gardant mes distances avec elle, je me suis approché de la rambarde et me suis penché pour regarder la Garonne en contrebas. Là je n'ai rien trouvé de mieux à dire que « Ça fait haut quand même ! Ça risque de sacrément faire mal !», en relevant la tête et la regardant. Je crus déceler un voile de peur dans ses yeux... je compris alors qu'elle n'avait pas envisagé la possibilité de souffrir, mourir oui, mais souffrir non !
Elle se ravisa et prenant un air de circonstance me répondit « C'est pas grave ! »
- Bon, Si cela ne vous fait rien j'aimerais quand même continuer mon chemin, je suis fatigué et je voudrais rentrer chez moi, si je dois contourner par le pont Saint Pierre je vais prendre une heure de plus. Puis-je avancer ?
Bien sûr je jouais la provocation parce que le pont des Catalans, avec ses deux fois deux voies pour voiture, ses trottoirs de chaque côté et sa piste cyclable, laissait largement de place pour passer loin d'elle.
- Non ! me répondit-elle.
« C'est pas gagné » m'entendis-je penser à nouveau.
- Je vous promets de ne rien faire pour vous retenir de sauter, si c'est bien de cela qu'il s'agit. Vous devez certainement avoir de bonnes raisons pour en être arrivé là et pour avoir le courage de cet acte. Chaque personne a le choix de sa vie, de son existence, vous avez le choix, je n'ai aucun droit d'interférer dans celui-ci.
Et sur ces paroles je m'avançai en la contournant respectueusement par la route. Elle ne dit rien mais je sentis son regard insistant et ses doigts se crisper à la rambarde. Je ne dis rien non plus. Un « Au revoir », ou un « bonne soirée » auraient été mal venu et un « Adieu » trop provocant, alors dans le doute, s'abstenir !
Une fois à bonne distance de l'autre côté, je sentis encore son regard sur ma nuque, je me retournai et la fixai à mon tour. Une question me taraudait l'esprit « Pourquoi ? ». Les raisons extérieures ne m'intéressaient pas vraiment, les raisons du type « Vie de merde », « Père alcoolique », « Petit ami violent », « inceste ou viols »... sont monnaie courante dans notre société malheureusement... non, ce qui m'intéressait c'était de connaître les raisons intérieures, celles qui font qu'on n'arrive plus à avancer, celles qui nous disent que c'est le seul choix qui reste, ou du moins le meilleur. Cela m'intéressait car je sentais au fond de moi une incohérence troublante, un « petit truc » qui clochait, un je-ne-sais-quoi de pas normal.
Nous restâmes bien cinq secondes les yeux dans les yeux, des secondes qui semblaient avoir arrêté le temps. La lumière du lampadaire renvoyait une image spectrale de cette femme visiblement troublée par ma présence. Je la voyais sous un autre angle et cette incohérence se renforça en moi.
Je m'assis alors sur le sol, adossé à la rambarde, les jambes croisées et je regardai le ciel. Je sentais le trouble de la jeune femme augmenter.
- Quoi ? dit-elle d'un ton plus interrogatif qu'agressif.
- Oh rien ! Répondis-je laconiquement. Cela fait un bon moment que je n'ai pas contemplé les étoiles, je ne prends plus le temps, ajoutai-je.
Et c'était vrai, malgré les nuages on pouvait distinguer quelques constellations et d'autres étoiles de-ci de-là. Ma fatigue s'était retirée pour laisser la place à cette interrogation toujours plus présente... « Pourquoi ? ».
- Et vous ne pouvez pas les contempler ailleurs ? Me lança-t-elle d'un ton hésitant.
- Si si certainement. Répondis-je d'un air faussement absent, la tête dans les étoiles.
- ...
- ...
- ...
- Croyez-vous en Dieu ? Finis-je par dire après un petit silence partagé, et sans même lui laisser le temps de répondre j'enchainai. Je suppose que non si vous êtes sur cette rambarde, une question plus pertinente : Croyez-vous en vous ?
- ...
La réponse se faisant tarder, je me tournai vers elle et la regardai dans les yeux, insistant pour avoir une réponse.
- Quoi ? me dit-elle.
- Croyez-vous en vous ?
- Je ne comprends pas !
- Croyez-vous en ce que vous êtes, votre chemin, votre destinée ? Vous êtes sur Terre pour une bonne raison, vous avez subi des épreuves, douloureuses me semble-t-il, mais vous avancez sur un chemin bien particulier qui est le vôtre. Vous êtes au centre de votre univers, vous décidez donc de ce que vous faites et de qui vous voulez être. Tout n'est qu'une question de choix sur l'instant. Le fait de vouloir vous jeter dans le vide m'intrigue et je me pose alors cette simple question « croyez-vous en vous ? »
Je sentis son corps se détendre d'un coup, comme si son énergie se focalisait sur une autre partie que son corps, je la sentis fébrile encore accrochée à la rambarde. Son regard se perdait dans l'espace qui nous séparait et je l'entendis murmurer du bout des lèvres comme si elle se parlait à elle-même : « Je... Je ne sais pas ! »
Elle se laissa tomber sur le sol et s'assit contre la rambarde une jambe tendue en avant et l'autre repliée sous elle, son regard perdu dans le vide. Le silence qui suivit fut hors du temps, hors de l'espace... nous étions tous deux unis par une présence. Je ne sais qu'elles furent ses réflexions ou ses ressentis à ce moment précis, mais sa tristesse semblait venir d'un vide de sens.
Nous sommes des humains qui avons besoin de donner du sens aux choses pour avancer, pour comprendre les gens. Ce vide de sens concernant notre propre existence ou la Vie en général nous prive d'une place sur Terre et parmi les autres.
Je lui expliquai donc que la vie n'avait de sens que si on lui en attribuait un, mais elle ne comprit pas. Je levai alors la tête vers le ciel et en pointant du doigt la voûte céleste je lui demandai :
- Savez-vous ce que c'est ?
- Des étoiles... me répondit-elle d'un ton neutre.
- Des étoiles... d'accord, mais d'où viennent-elles ? Où vont-elles ? De quoi sont-elles composées ? Vivent-elles ? D'où leur viennent leur éclat, leur scintillement ?
- ...
Son silence m'incita à continuer. Je pointai alors une étoile bien particulière.
- Elle, s'est Epsilon Orionis qu'on appelle traditionnellement Alnilam, ou "rang de perles", commençai-je avant de lui raconter ses histoires.
L'étoile centrale de la ceinture d'Orion m'a toujours fasciné, comme une résonance avec une mémoire passée, un chant de sirène, une vibration connue. Je lui expliquai alors sa composition, d'où émanent ses reflets bleus, d'où elle vient de par la galaxie, à quoi elle servait dans la navigation astronomique. Puis je lui traçai la constellation d'Orion avec mon doigt et lui racontai l'une des histoires de ce géant chasseur de la Grèce antique tué à coup de flèches par Artémis.
J'enchainai sur les légendes mésopotamiennes des Anunnaki, ces Dieux créateurs qui nous auraient conçus et mis sur Terre, ils seraient venus depuis cette direction... Puis je lui expliquai le mystère persistant quant à la construction des pyramides de Gizeh qui s'alignent parfaitement avec les étoiles composants la ceinture d'Orion. Enfin je lui racontai mon histoire avec cette étoile, où cette fameuse nuit d'été je m'allongeai dans un champ au cœur du Périgord les yeux rivés sur cette étoile et où je l'entendis me parler de l'Univers, où elle me narra l'histoire du Grand Tout dont elle est l'une des composantes essentielles, m'inscrivant moi-même dans ce Tout.
Je dus parler pendant près d'une demi heure et cette dernière histoire me plongea dans la nostalgie de mon passé, d'un amour perdu si bien que je ne cherchais même pas à savoir si elle m'écoutait. Après quelques minutes de silence je redescendis sur Terre et je tournai la tête vers elle. A mon grand étonnement elle semblait détendue, me regardant avec les yeux grands ouverts, apparemment captivée par ce que je disais. Je lui souris tendrement et j'ajoutai en la tutoyant cette fois :
- Toutes ces histoires sont vraies tu sais. A partir du moment où elles ont du sens pour toi elles prennent vie. Si tu attribues un sens à ta vie, à l'existence, alors ta propre histoire sera vraie et tu sauras comment faire pour avancer. Du moins c'est mon avis, ajoutai-je avec un grand sourire.
Je ne sais pas ce qu'elle vit en moi, ni ce qui s'est passé dans son esprit à ce moment là mais elle se releva et s'avança vers moi. Arrivée à ma hauteur elle me dit :
- Allons marcher tu veux bien ?
Elle me tendit la main pour m'aider à me relever et nous partîmes ensemble à travers les rues de Toulouse.
Elle était curieuse et me posa des questions sur le ciel, les étoiles, les constellations mais également sur la vie elle-même. Elle passait allègrement des notions scientifiques aux concepts métaphysiques sans aucune transition ; je n'avais bien évidemment pas toutes les réponses mais je lui inventais des histoires plus extravagantes les unes que les autres et je la vis sourire de temps en temps.
Je lui expliquai que la science quantique nous définissait comme étant tous interconnecté, qu'à ce titre nous partagions tous la même histoire dans laquelle nous avions tous un rôle à jouer, une place particulière à prendre.
Ces mêmes notions de physique quantique m'amenèrent à lui parler du concept d'espace et de temps en tant qu'illusion. L'espace nous donne l'impression que nous sommes tous séparés et le temps n'est qu'une variable fictive qui n'est pas observable et dont les effets sont inexistants au niveau le plus fondamental de la réalité quantique. Bien sûr elle eut de nombreux arguments de l'effet de l'espace et du temps dans notre société et nos pensées judéo-chrétiennes, tout comme ces notions de Bien et de Mal qui nous emportent dans le jugement, mais je rebondis sur les pensées bouddhistes et taoïstes. Je lui montrai alors que les scientifiques d'aujourd'hui et les philosophes d'antan disent la même chose, que l'univers n'est qu'une projection sensible de nous-mêmes... ces illusions créant la réalité subjective dans laquelle nous évoluons, la naissance et la mort n'étant que des points de passage.
- Quel est le sens de tout cela, me demanda-t-elle.
- Tout dépend du sens que tu veux y voir, je te l'ai dit, la réalité est subjective, répondis-je.
- Quel en est le sens pour toi, que cherches-tu ?
- Le sens pour moi est qu'il y a une infinité de possibilités en chaque instant et je fais le choix de ma réalité en m'orientant vers l'une de ces possibilités. La vie pour moi est l'ensemble de ces possibles... et le chemin que je suis, ce que je cherche vraiment, c'est la Paix je pense.
- Et l'Amour ? Me répondit-elle instinctivement.
- L'Amour ? l'Amour c'est le chemin, c'est l'espace et le temps en un seul point...
Cette dernière phrase resta en suspens dans l'air un moment avant que nous reprîmes le fil de nos échanges.
Nous étions tous deux fatigués et comme nous n'étions plus très loin de mon appartement je lui proposai de venir passer le reste de la nuit chez moi. Elle accepta en comprenant à mon regard que je n'avais pas de mauvaises intentions.
Je l'installai sur le canapé et la recouvris d'une couverture. Mon chat, intrigué par la venue de cette inconnue, resta un moment assis au milieu du salon cherchant visiblement à comprendre, la tête inclinée de temps en temps sur le côté. Il devait sentir et voir des choses au-delà de la situation car très vite il s'installa contre elle et commença à ronronner. L'effet fut radical et elle ne mit pas longtemps à s'endormir, visiblement apaisée. Je ne sus combien de temps je restais là, dans mon siège de bureau, à la regarder avant de m'assoupir également. Au petit matin j'entrouvris les yeux et je la vis allongée en face de moi me regardant à son tour, elle me sourit et ferma les yeux. Je m'extirpai alors de mon siège, le dos meurtri... « Ils ne savent pas concevoir des sièges de bureau pour dormir » me dis-je, « c'est sans doute volontaire d'ailleurs !».
Je m'approchai d'elle et, lui caressant du bout des doigts son visage, je l'embrassai sur le front.
- Bonjour, lui dis-je.
- Il faut que je parte, me répondit-elle sans ouvrir les yeux.
- Je sais, lui répondis-je à mon tour. Et c'était vrai, je le sentais au fond de moi, elle devait partir, sans vraiment savoir pourquoi, une intuition comme une évidence, elle avait quelque chose à faire et elle devait le faire.
Elle ouvrit alors les yeux, se leva et, sans un mot, marcha jusqu'à la porte d'entrée. Avant de franchir le seuil elle se tourna en m'adressant un dernier sourire. Je la vis s'en aller simplement.
Je restai là, dans un no man's land émotionnel, comme sorti d'un rêve dont on ne comprend pas le sens. Il était encore tôt mais mon cours d'économétrie à la fac avait déjà commencé, je décidai donc de ne pas me presser et de rester la matinée ici, ce n'était pas la première fois que je ratais un cours, et sûrement pas la dernière. De toute façon je n'aurai rien pu retenir du cours aussi intéressant eusse-t-il pu être. Je rangeai alors la couverture et m'assis dans le canapé, mon chat me rejoignant pour quelques caresses.
Je sentis soudain ma conscience en éveil, attirée par quelque chose. Dans un angle de mon salon j'avais positionné un paperboard pour y écrire les équations statistiques sur lesquelles je travaillais afin de les avoir toujours en vue, faisant d'ailleurs l'objet de gentilles railleries de mes amis. Habituellement le tableau était rempli de symboles, de lettres grecques, de formules mathématiques avec des flèches de différentes couleurs... mais à mon étonnement une grande partie du centre du tableau avait été effacé et je pus lire en lettres calligraphiées un prénom... Sahna.
Je souris... son prénom signifiait « Elévation ».
Quelques mois passèrent, cet épisode revenait de temps en temps à ma mémoire car je n'avais pas encore compris tout son sens. Je faisais souvent un détour par le pont des Catalans et je me penchais à la rambarde à l'endroit même où je l'aperçus la première fois, je cherchais encore des réponses.
Un soir de février on sonna à l'interphone et une personne se présenta à moi comme étant la sœur de Sahna... je dus rester un moment figé d'étonnement car la voix continua : « Etes-vous la bonne personne ? ».
Je bégayais un « Oui je crois bien ».
- Pouvez-vous prendre quelques affaires et m'accompagner à l'hôpital ?
- Que se passe-t-il ?
- Ma sœur vous expliquera mieux que moi.
- J'arrive répondis-je.
Je pris un pull, enfilai une veste et mis quelques croquettes à mon chat en lui expliquant mentalement ce qui se passait, du moins ce que j'en comprenais, je lui fis une caresse avant de partir.
En ouvrant la porte de l'immeuble je vis apparaître cette jeune femme d'une trentaine d'années dont les traits me rappelaient clairement ceux de Sahna. Une cigarette à la main elle m'invita à la suivre. Absorbé par des images qui me traversaient l'esprit de cette soirée d'octobre j'envisageai bien évidemment une tentative de suicide mais je préférai ne rien demander.
Nous n'avons pas prononcé un mot de tout le trajet en voiture jusqu'à l'hôpital de Purpan. Bien sûr de nombreuses questions me brulèrent les lèvres mais je sentis la détresse, l'inquiétude, voire la peur dans ce que dégageait cette femme. Je la laissais donc me conduire dans un silence religieux.
Dans le couloir de l'hôpital je vis au loin quelques personnes qui attendaient devant une chambre, je supposai que c'était là. Une femme se présenta à moi :
- Je suis la mère de Sahna, merci d'être venu, elle vous attendait.
Je ne pus qu'incliner la tête en la regardant dans les yeux. Je vis ses larmes latentes et beaucoup de tendresse à mon égard sans trop savoir pourquoi. Sans plus attendre je frappai à la porte et entrai aussitôt dans la chambre. Je la découvris allongée dans ce lit blanc immaculé, une perfusion dans le bras, un appareil respiratoire sur le visage. Elle avait pourtant les yeux grands ouverts et je vis une tendresse infinie lorsqu'elle posa les yeux sur moi. Je lui souris et m'avançai près d'elle, je la sentis sourire également derrière son masque.
La voici donc la raison intérieure qui l'avait poussé à monter sur cette rambarde : la maladie... mortelle, sans possibilité de rémission... une fatalité ignoble, une injustice cuisante...
Elle dut voir dans mes yeux passer ces émotions effroyables car elle me prit la main et la serra aussi fort qu'elle put, ce qui fit l'effet escompté et me calma immédiatement. Elle s'en amusa et retira son masque de respiration.
Elle était fébrile et fatiguée, mais elle voulut quand même me parler. Je m'approchai d'elle et m'asseyais sur une chaise tout à côté.
- Je suis heureuse que tu sois venu me dit-elle.
- Que puis-je faire ? Répondis-je avec une voix empli de compassion.
- Rien... tu l'as déjà fait, et pour cela je t'en remercie.
- ...
Devant mon incompréhension elle m'expliqua :
- Je n'avais aucun espoir, mon chemin se limitait aux quelques mois de répit que me laissait cette maladie. Je pensais vraiment n'avoir pas d'autre choix que de sauter de ce pont ce soir là. Je n'avais aucune lumière en moi, j'étais vide. Tu m'as mise en colère, tu m'as rendu triste, tu m'as fait sourire... tu m'as fait vivre, et j'ai fini par entendre ce que tu me disais : « l'amour c'est l'espace et le temps en un seul point ». J'ai compris que j'avais le choix de vivre, quelque soit le temps qui m'était confié. J'ai compris qu'il suffisait.... d'aimer.
Après avoir récupéré un peu de souffle, elle ajouta :
- Je veux que tu me fasses une promesse.
- Je ne suis pas fan des promesses mais demande toujours, répondis-je avec un sourire plus triste que sincère.
- Fais-moi la promesse que tu ne te suicideras jamais.
- ...
Je restai sans voix. Pourquoi aurai-je voulu me suicider, maintenant ou plus tard ? Je suis accès sur le sens des choses et sur la capacité qu'à chacun de faire ses choix et d'avancer. J'ai toujours eu la conviction qu'en tant qu'être spirituel nous étions sur Terre pour expérimenter la matière, le suicide ne fait pas vraiment partie du chemin. Je ne compris le sens de cette promesse que des années plus tard lorsque moi-même je me suis trouvé en vide de sens avec l'envie au cœur des tripes de me balancer d'un pont !
- Promets le moi... insista-t-elle.
- D'accord je te le promets. Pourquoi.... Je n'eus pas le temps de finir ma question, ni de la commencer vraiment d'ailleurs qu'elle enchaina :
- L'Amour est TOUJOURS la solution, dit-elle en accentuant le "toujours" pour ne laisser aucune place au doute. Avec toute la force de sa conviction et de l'énergie qui lui restait elle me sourit avant de fermer les yeux pour ne jamais plus les ouvrir.
Je lui replaçai son appareil respiratoire sur le visage.
Sa mère put convaincre le médecin de garde ainsi que le service hospitalier de me laisser auprès d'elle aussi longtemps que je le souhaitais. Je suis resté quelques heures à lui tenir la main, l'accompagnant de tout mon cœur dans ce passage... mon âme dut prendre le relais lorsque son cœur s'est arrêté de battre. Elle s'éteignit à 3 heures du matin en Paix avec la vie, avec l'Univers, avec son existence, avec elle-même.
Je rentrai chez moi à pied, les 2 heures de marche n'ayant aucun impact sur mon besoin de recueillement.
Je fis un léger détour par le pont des Catalans, et je m'arrêtai à l'endroit même où, quelques mois plus tôt, je fis sa rencontre. Je m'appuyai contre la rambarde en regardant la Garonne couler inlassablement puis je finis par lever la tête vers les étoiles... je ne pus retenir cette larme qui glissa sur ma joue, en même temps, avais-je envie de la retenir ? Un mélange de tendresse, de compassion, de colère, d'injustice, de tristesse,... un imbroglio émotionnel était contenu dans cette simple larme. Et si l'Amour c'était tout cela au fond... toutes ces émotions latentes qui nous font exister en chaque point de l'espace et du temps, ici et maintenant.
Je compris alors ce qui "clochait", ce "petit truc" d'incohérence qui m'avait taraudé l'esprit lors de notre discussion sur ce même pont... je n'étais pas là pour l'aider non... c'est elle qui était là pour ça ! « Merci Sahna... merci ! » lui dis-je avant de reprendre mon chemin.